Un portrait de Thorez en lecteur
Premières lectures
Dans la geste thorézienne, l'image du dirigeant de parti élevé à force de lectures était l'une des plus diffusées. Elle reste l'une des mieux restituées, aujourd'hui encore, par les militants les plus âgés.
Cette image de Thorez en lecteur fervent repose largement sur la diffusion de Fils du peuple. Publié pour la première fois en 1937, le livre de Thorez montre doublement le dirigeant communiste en situation de lecture. D'abord, parce que le narrateur y relate les épisodes de lecture les plus marquants de sa vie. Mais aussi parce que le livre fait la part belle à des citations directement issues des lectures de Thorez : il s'emploie ainsi à l'instruction politique des militants.
Le premier chapitre voit le jeune Thorez ouvrir ses premiers livres. Evacué en 1914 dans la Creuse, l'adolescent y est dépeint en lecteur insatiable, avec la complicité de l'instituteur du village, et sous l'oeil goguenard du grand-père. Dans le livre, ces premières lectures contribuent à " l'éveil " intellectuel et politique du jeune Thorez, un éveil qui donne son titre au chapitre :
Dans ma soif de connaissances, je lisais pêle-mêle tout ce qui me tombait sous la main.
- un bout de papier sur un tas de fumier, il se précipite dessus pour le lire, disait le grand-père.
Je dévorai Jules Verne, Dumas père, Les Misérables et Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo, Germinal, La Terre, L'Argent, d'Emile Zola, Jacquou le Croquant d'Eugène Le Roy, L'Insurgé de Jules Vallès. M. Selleret m'avait prêté tous ces livres. Vingt mille lieues sous les mers enflamma. Je goûtai moins les aventures du capitaine Nemo que son caractère. Il représentait pour moi le génie formidable de la science dédaignée qui triomphe de tout, de la science qui transformera le monde et les hommes, quand elle sera vraiment au service du peuple. Puis, je passai au Comte de Monte-Cristo. Ce qui m'intéressait le plus, c'était le rôle de l'argent dans la société. Grâce à la découverte du trésor, Dantès était devenu un surhomme, un justicier. J'aimais aussi la bonté de Jean Valjean, victime d'un destin impitoyable. Et surtout, dans Les Misérables, il y avait Gavroche, le merveilleux Gavroche, narguant la troupe à travers la barricade, Gavroche dont la chanson montait au-dessus de la fusillade. Les descriptions de l'océan et les luttes de Gilliatt, dans Les Travailleurs de la Mer, me remplirent d'enthousiasme. A travers les pages de Hugo, la sauvage clameur de la mer arrivait jusqu'à moi. "
Maurice Thorez, Fils du peuple, Editions sociales, 1960, p.28-29.
Une cellule de travail
Chapitre après chapitre, Fils du peuple impose l'image d'un Thorez trouvant dans l'isolement - volontaire ou subi - les conditions favorables à un bon exercice de la lecture. Tous les épisodes de lecture évoqués dans le livre correspondent à des périodes où le dirigeant communiste se trouve isolé des siens : l'évacuation du jeune Thorez vers la Creuse, en 1914, comme sa convalescence en URSS, de 1950 à 1953, sont prétextes à de nouvelles lectures.
Mais c'est surtout le séjour de Thorez en prison, en 1929, qui fonde ce mythe militant : Thorez mettant à profit la réclusion pour se former intellectuellement. Le jeune cadre communiste mentionne les lectures de Marx et d'Engels. " Romain Rolland avait franchi les grilles de ma prison, et son Jean-Christophe me tenait compagnie ". Evoquant la prison, Thorez délivrait un protocole de lecture à l'usage des militants :
" Dans la vie courante, les tâches pratiques absorbent presque entièrement le militant ouvrier, même quand il ne sacrifie que quelques heures de sommeil. Mais dans le calme de la cellule, on peut concentrer sa pensée sur les grands problèmes, lire la plume à la main, méditer, écrire. "
Maurice Thorez, Fils du peuples, Editions sociales, 1960, p.67.
Fils du peuple décrit un apprentissage politique donné en exemple aux militants : au temps de la lecture et de la réflexion succède dans le livre celui de l'action, pour Thorez libéré.
" J'étais donc libre. Plein d'ardeur, l'esprit fortifié par de nombreuses lectures, ayant longuement médité sur les problèmes qui se posaient devant le prolétariat français et sur les tâches à résoudre, je repris ma place dans la lutte. Bientôt, en juillet 1930, le Comité central me confiait les fonctions de secrétaire général du Parti. "
Maurice Thorez, Fils du peuple, Editions sociales, 1960, p. 74.
Jour après jour
Les témoignages concordent pour affirmer que Thorez lisait quotidiennement. Pour Jean Bruhat, historien et ancien militant communiste, Thorez entendait compenser ainsi une scolarité trop courte : " Autodidacte, [Thorez] avait la volonté têtue de rattraper par un effort personnel le temps que d'autres avaient passé dans le cursus scolaire et universitaire ".
Rapidement, cette image de Thorez en lecteur autodidacte avait été au centre de la propagande déployée autour du dirigeant. Dès les élections de 1936, l'hebdomadaire communiste Le Travailleur présentait ainsi le candidat Thorez :
" Grand parlementaire, orateur de talent, ouvrier mineur, fils de parents pauvres, ayant fait son éducation par lui-même, à travers les dures épreuves de la vie, Maurice Thorez a accumulé une grande somme de connaissances et une grande expérience politique ".
Les proches de Thorez évoquent quant à eux la séance quotidienne de lecture, pour laquelle Thorez s'isolait. Entrevoyant dans la lecture une détente, il ne dérogeait que rarement à cette habitude. Dans son livre témoignage Une Voix, presque mienne, Paul Thorez dressait ainsi un portrait moins usuel de son père : les vacances de l'été 1961, à Pitsounda, en URSS, y trouvent Thorez " flottant à la brise dans son costume de lin blanc, sous un drôle de chapeau de paille, tandis qu'il lisait, des heures entières, sous le dais qu'on avait tendu pour lui au bout de la jetée ".
Le bureau et la bibliothèque
Toutes les maisons qu'habita le secrétaire général jusqu'à sa mort comprenaient un bureau dans lequel Thorez se retirait pour lire. Entouré d'usuels et des livres en cours, Thorez pouvait s'y consacrer à son travail comme à des lectures de loisir. Dans son livre, Paul Thorez fit ce portrait de son père dans son bureau :
" Mon père passait la plus grande partie de sa journée dans son bureau, où la compagnie des livres l'aidait à supporter celle des dossiers. Ces derniers ne traînaient jamais sur sa table, toujours nette, Il les remettait à leur place, dans le soubassement aveugle de la bibliothèque. Un jour, Elsa [Triolet], ces mots: " Les livres, leur dos, leur peau, les livres dans la pièce où l'on vit... Vous aussi, je vois. Oh ! Mais d'où vient cette merveille de couverture sur le canapé ? ". De Pologne. Il écrivait tout son courrier personnel à la main, la gauche, depuis que l'autre refusait de tenir le porte-plume, de tremper la Sergent-Major dans l'encrier noir et de galoper après la pensée en longues lettres fines sur le papier ministre. Celle-là s'appliquait à maîtriser le crayon Bic bleu. Qu'il était drôle à voir dans son déguisement d'intellectuel, sa tenue de scène quoi : une paire de lunettes qui n'apparut que très tardivement dans son costume civil. Sur un lutrin, à mi-chemin du regard, face à face pour ainsi dire, le livre en train d'être lu. Jamais de journaux, sauf Le Monde, bien sûr, et un coup d'oeil à la Pravda. L'Huma s'avalait en cinq sec, à 7 h 30 avec une tasse de café et une entorse au régime, deux doigts de baguette, le bout du croûton, bien noir, auréolé d'un soupçon de beurre. Cette gourmandise (la tartine, pas le journal) portait un nom : le " téton à Joséphine Baker " . "
Paul Thorez, Une voix, presque mienne, Folio, 1987, p. 69-70.
La maison de Choisy-le-Roi puis celle de Bazainville était traversée du mouvement continu des livres entre le bureau, espace de travail, et la bibliothèque, lieu de conservation. Ces deux lieux tutélaires caractérisent bien le rapport de Thorez aux livres, à la fois supports de travail et objets collectionnés. Aujourd'hui, dans sa bibliothèque, les nombreux ouvrages annotés permettent d'envisager une "archéologie" du travail intellectuel de Thorez. Les reliures estampillées de ses initiales et les ex-libris racontent en revanche l'amateur de livres.
Livres de chevet
Maurice Thorez pratiquait une lecture érudite, de tradition humaniste. Il recourait volontiers aux dictionnaires et encyclopédies que comptait sa bibliothèque.
Russophone, Thorez apprit aussi, tardivement, le latin. La propagande avait d'ailleurs popularisé l'image du dirigeant se plongeant dans la version originale des textes de Marx, Engels, Lénine et Staline.
Les lettres et les sciences humaines occupent l'essentiel de sa bibliothèque. Jean Bruhat prêtait au secrétaire général plus de goût pour la philosophie que pour l'histoire. En littérature, si Hugo, Vallès et Zola sont évoqués dans Fils du peuple, ils ne peuvent occulter la prépondérance des auteurs contemporains dans la bibliothèque. De notoriété publique, Thorez lisait et commentait les manuscrits et les publications qui lui étaient adressés : la bibliothèque recèle quelques traces des échanges entre Thorez et ces auteurs.
Plus insolite est la passion de Thorez pour la géologie. Un ancien chauffeur du député se souvenait que, dans les années trente, lorsqu'ils partaient en voyage à travers la France, " Maurice, grand amateur de géologie, emportait toujours avec lui un magnifique ouvrage dont on lui avait fait cadeau. Il se reposait en le lisant en route ". Dans la bibliothèque, les atlas ainsi que les ouvrages d'histoire régionale et de géographie relaient cet intérêt de Thorez pour les territoires, leur passé, leur organisation et leurs ressources.
Dernières pages
La lecture paraît avoir pris une place plus grande encore dans les dernières années de Thorez : frappé d'hémiplégie, celui-ci ne se livrait qu'avec difficulté à des loisirs physiques. Dans son édition de 1960, Fils du peuple évoque les lectures de Thorez convalescent, en URSS de 1950 à 1953 : la découverte des Communistes d'Aragon y introduit l'identification de Thorez à un personnage de ce roman.
" Pendant la période où la phlébite m'immobilisa, Jeannette me lut les volumes nouvellement parus de l'épopée d'Aragon, Les Communistes. Je ne me lassais pas d'admirer cette oeuvre monumentale [...]. La situation où la maladie me réduisait, jointe à l'intérêt du sujet lui-même, fit que je me passionnai pour le personnage de Joseph Gigoix, le grand blessé qui a perdu à la fois les yeux et les mains. Joseph Gigoix est communiste ; dans l'abîme de souffrances où il est plongé, il ne cesse pas de se préoccuper de la vie politique, il demande des nouvelles du procès inique qui est intenté aux députés communistes ".
Maurice Thorez, Fils du peuple, 1960, p. 278.
Dans un article pour l'hebdomadaire communiste France nouvelle, c'est en lecteur que Jean Cathala dépeint Thorez dans les tout derniers instants de sa vie, le 11 juillet 1964, à bord du navire Litva, en route vers l'URSS :
" Au moment où je me retirai, il m'a dit : je veux vous offrir un livre qui vous fera plaisir. Et il m'a donné le Moscou de Paul Thorez. C'était le père qui venait de parler, et il y avait dans le geste une simplicité humaine profondément émouvante [...]. Il a passé la fin de l'après-midi du 11 à lire La comédie inhumaine en riant aux éclats des bourdes qu'André Wurmser y rapporte. Vers 8 heures, il a éprouvé une douleur au bras gauche. Le livre de Wurmser est volumineux. Maurice a d'abord attribué la douleur au poids de ces quelques mille pages. Mais la souffrance s'est précisée : je crois, a-t-il dit, que ce n'est pas une douleur musculaire. Il s'est étendu. "
Jean Cathala, " Ses derniers moments ", article paru dans France nouvelle n° 978 - 15/21 juillet 1964, p. 5.
" C'était une bibliothèque vivante, une sorte d'encyclopédie humaine " écrivait Jacques Duclos : l'hommage posthume rendu par son parti à Thorez pointait aussi en lui l'intellectuel.