Fils du peuple
Le livre de Thorez : une arme politique, un phénomène militant.
1937, première apparition
En octobre 1937 paraît pour la première fois, aux Éditions sociales internationales, un livre signé de Maurice Thorez : Fils du peuple. Combinant récit autobiographique et mémoires politiques, Fils du peuple entendait accomplir l’identification de Thorez et du parti qu’il dirige, dans l’esprit des militants.
Dans la société française des années trente, où l’avènement des médias de masse ne s’était pas encore produit, le livre s’imposa rapidement comme le prisme privilégié à travers lequel le dirigeant du parti était donné à « entendre » aux militants – à voir, aussi, par une iconographie dûment sélectionnée.
Tout à la fois profession de foi militante et instrument d’un culte de la personnalité, Fils du peuple est une lecture dont l’historien du mouvement ouvrier ne peut faire l’économie.
" Qu'est Fils du peuple ? "
Fils du peuple est souvent présenté comme l’autobiographie de Thorez. Le terme est pourtant inadéquat.
Fils du peuple n’est à proprement parler biographique que dans ses deux premiers chapitres, intitulés « L’éveil » et « L’apprentissage », qui retracent successivement les vingt premières années de Thorez jusqu’au congrès de Tours, et son ascension jusqu’aux événements de février 1934. Le reste de l’ouvrage consiste plutôt en des mémoires politiques, pour lesquels le « je » autobiographique cède la place au « nous » des militants.
La paternité même de Fils du peuple prête à débat. En effet, il est établi que, pour composer son livre, Thorez s’adjoignit les services de Jean Fréville, écrivain et critique à L’Humanité. Les parts respectives de Thorez et de Fréville dans le texte final restent à déterminer. Un historien avança d’ailleurs que Fréville lui-même aurait recouru à un « nègre » littéraire pour le seconder.
Reste un livre dans lequel la réalité biographique est aplanie à dessein : la dissimulation de la véritable origine de Thorez (fils naturel d’un épicier et non d’un mineur) et le silence sur ses tendances trotskistes dans les années vingt, sont au nombre des ajustements biographiques relevés aujourd’hui par les historiens.
" Une arme pour le parti "
Dans la préface d’une édition japonaise, Maurice Thorez écrivait : « il s’agissait beaucoup moins pour moi de rédiger une autobiographie – on n’écrit pas ses mémoires à 36 ans – que de donner une arme nouvelle à mon Parti, en exposant les principes qui l’avaient conduit à la victoire du Front populaire et en mesurant le chemin parcouru depuis sa fondation en 1920 ».
La publication de Fils du peuple obéissait à une consigne de la direction du mouvement communiste international : le but poursuivi était de conforter l’autorité des différents dirigeants communistes sur leur parti. Thorez dans les années trente, n’était pas encore le leader incontesté de son parti. Fils du peuple n’était pas une action isolée : sa parution est précédée d’un an par celle de Revolt on the Clyde, l’autobiographie du dirigeant communiste britannique William Gallagher. Autour de Thorez, comme de Palmiro Togliatti en Italie et d’Ernst Thälmann en Allemagne, se met alors en place un culte de la personnalité s’inspirant de celui pratiqué autour de Staline en URSS.
Quatre éditions successives
Du vivant de Maurice Thorez, Fils du peuple fit l’objet de quatre éditions (1937, 1949, 1954, 1960), dont les remaniements successifs témoignaient des réorientations et des exclusions, au sein du Parti communiste français et de l’Internationale communiste. En 1950 parut par ailleurs une édition de luxe illustrée par des artistes communistes, dont Picasso, Édouard Pignon, André Fougeron, Boris Taslitzky et Jean Amblard.
Autre avatar littéraire, une « fresque dramatique et lyrique », Celui de France que nous aimons le plus, fut composée en 1952 par le poète Henri Bassis, sur l’argument du premier chapitre de Fils du peuple, « L’éveil », consacré à la jeunesse de Maurice Thorez. Mise en musique par Joseph Kosma, cette « fresque » fut représentée pour la première fois le 3 juin 1952, au palais de la Mutualité, à Paris.
Fils du peuple à l'étranger
De multiples traductions de Fils du peuple furent réalisées après la Seconde Guerre mondiale. Dès 1945, une édition espagnole parut – sous le nom de Mauricio Thorez ! - à Buenos Aires, en Argentine. Mais ce fut logiquement dans les pays socialistes que le livre connut la diffusion la plus large : en 1950, des traductions étaient publiées en URSS, en Bulgarie, en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Pologne, en Lituanie et en Hongrie. Dans les années qui suivirent furent même publiées des éditions en géorgien, en kazakh et en yakoute.
Fils du peuple est édité au Japon en 1961, et à Cuba en 1962. Parmi les éditions les plus tardives, une édition géorgienne en 1976 et, la même année, une édition dans le Portugal post-révolutionnaire. Une dernière édition eut lieu au Japon en 1978, quatorze ans après la disparition de Thorez.
Editions étrangères de Fils du peuple :
Fils du peuple et les militants (1)
Largement décrit dans toutes les publications du parti, le livre bénéficia rapidement d’une large audience auprès des adhérents du PCF, pour qui Fils du peuple constituait une lecture incontournable. Chaque militant se devait d’avoir son propre exemplaire, et si possible de le faire dédicacer par Maurice Thorez au cours de l’une des nombreuses séances de signatures organisées à chaque déplacement. Le livre était lu et discuté dans les réunions de cellules.
« Fils et petit fils de mineur… » : avec la force d’un slogan, les tout premiers mots du livre étaient connus par cœur d’une majorité de militants. Le récit de la jeunesse de Thorez aidait l’ouvrier et le mineur à s’identifier à celui qui dans le livre leur était présenté comme un des leurs. Une fois cette identification opérée, le livre devenait peu à peu manuel d’instruction politique, et l’écriture de Thorez se faisait plus didactique.
Fils du peuple et les militants (2)
Les militants eux-mêmes étaient associés à la diffusion du livre : les cellules organisaient des ventes ponctuelles de Fils du peuple, dans la rue, à la sortie de l’usine, du carreau de mine… ou du bureau de paie. Pour le 50ème anniversaire de Thorez, une vente de masse fut organisée – et consigne fut faite aux cellules de consacrer leurs journaux du mois à Fils du peuple. Le livre s’imposait d’ailleurs comme l’une des références privilégiées des célébrations du 50ème anniversaire.
De nombreux documents du fonds Thorez-Vermeersch témoignent que les militants s’étaient appropriés Fils du peuple. En guise d’hommage, certaines cellules adressaient à Thorez des exemplaires dans lesquels les militants avaient apposé leurs signatures : ils signifiaient ainsi leur adhésion au contenu du livre. Le livre a également inspiré des poèmes, des dessins et plusieurs objets artisanaux.
Un mineur offrit ainsi au comité central du PCF un exemplaire dont il avait réalisé la reliure en prison, suite aux violentes grèves de 1948 à Montceau-les-Mines : ce lecteur s’identifiait aisément au narrateur, dont la jeunesse au pays minier et le séjour en prison constituent des passages réputés du livre.
Fils du peuple et les militants (3)
À l’occasion du 52ème anniversaire de Thorez, Charles Rouquet, militant de Cahors (Lot), fit parvenir au député un exemplaire de Fils du peuple (édition de 1949) dans lequel il avait réalisé dix-sept aquarelles, à même le texte. Conservé dans la bibliothèque, ce document constitue un exemple ultime d’appropriation et de restitution de Fils du peuple par un militant.